Le Jeu de la rivière

Ces dessins sont des peintures.
En noir ou en couleur – l’artiste est daltonien.
Le plus souvent, ça se passe en deux temps, trois mouvements : petits dessins dans les carnets qu’il a toujours sur lui, utilise à peu près n’importe où, quand ; (sélection, projection, agrandissement) ; puis grandes peintures sur papier, pouvant être encadrées, suspendues à cru, ou accompagnées de dispositifs qui tiennent presque de la sculpture.

Rivière
L’élément principal de l’art de Nicolas Schneider est l’eau. Important au moins autant que le médium (l’aquarelle) et le support (papier – etc.)
Le principal à propos de cette eau est qu’elle coule, s’écoule, va.
L’artiste cite Bachelard, qui aimait « accompagner le ruisseau, […] marcher le long des berges, dans le bon sens de l’eau […] qui mène la vie ailleurs… » Le philosophe disait aussi : « L’eau tombe toujours, […] elle finit toujours en sa mort horizontale. »
Or, ici, c’est comme si finalement cette eau ne séchait pas : sur la feuille elle peut faire tache, ces taches, loin de déparer, jouent leur part.

Les titres sont pour beaucoup dans l’impression de flot continu : Good River, Bredele River, Psychotique River – j’en passe. Bien sûr, d’autres séries portent des noms qui ne sont pas de fleuves, de lacs ni d’océans. Mais cette affaire de rivière revient toujours. Il doit y avoir à cela quelque raison.

Carnets (extraits par ordre presque chronologique)
Décembre 2007-janvier 2008 :
- Une boîte – un paquet ouvert, ses bords dans l’ombre, le noir déborde au sol.
- Un renne ou un élan qui serait arrivé à passer un bonnet, ses bois dépassent, hilare.
Fin mars-avril 2009 :
- Une fenêtre aux bords cassés, rectangle ouvert sur rien. Pour les nostalgiques de Peinture, un Clyfford Still béant, Sam Francis aux marges obscures.
- Indescriptible (allons-y) : deux raves siamoises. Le lien entre elles, leurs faces blanches et le friselis de leurs fanes. Entre visage aux joues creuses et cœur avec panache.

Proposons que tout tourne autour de la rivière. Ses rives. Les lignes du paysage : horizon plat, un arbre, la silhouette d’un bâtiment. Comme l’eau file. Phénomènes naturels, donc,  s’accommodant d’une certaine abstraction.
Vite, s’y mêlent des créatures. Des bêtes pas complètement réelles, des personnages qui empruntent au conte, au cartoon, à l’illustration, qui ont dans le regard ou la dégaîne des airs qui ne sont pas d’adultes. Enfants, héros, jouets, qui sourient d’un drôle de sourire de travers, à l’envers, blanc de peur ?
Ne pas psychologiser.

L’artiste s’est intéressé, il y a longtemps, à l’eau de vraies rivières (non que celles qu’il peint soient fausses) : la trace qu’elle laissait, s’évaporant, sur la feuille, ce tracé presque imperceptible. Il a pris des photographies, dessiné des projets de sculpture. Ceci sans doute en lien avec son activité passée près de Jean-Marc Bustamante, aujourd’hui avec l’expérience qu’il ne cesse d’augmenter depuis, sur le terrain d’expositions diverses, volumes autant qu’œuvres graphiques, installations… C’est l’une des raisons pourquoi il sait prendre en compte ce que seront ses œuvres dans l’espace, il ne craint pas les grands formats, ni que ses dessins flottent dans des pièces trop vastes. Heureusement qu’ils flottent. Ils tiennent aussi, très bien, tout seuls ou parmi les œuvres d’autres.

Parfois ce sont des aplats, des lignes lâches, déliées, souvent une matière apparemment accidentelle, selon les canons de l’aquarelle : des maculatures, le pigment se concentre au bord de l’eau, ça fait des traces, marbrures – sutures limite patchwork sur un corps Frankenstein. Le trait peut être malhabile, ostensiblement, ça dit autre chose que la perfection d’une ligne.
Parmi les dessins/peintures récents, sur fond d’inspiration régulière prise dans la nature, l’intégration d’un élément de décor au second plan participe de l’image créée avec le personnage ou la créature. Les derniers carnets vus renferment des sortes de cadres mouvants, quelque chose évoquant les ondes de l’eau, mobiles, enserrant le motif, labile lui aussi.
En grand, c’est aussi une sorte d’élémentaire géométrie. Des croisillons esquissent une paroi, un pan de mur. Même logique : tordre un peu la réalité à laquelle on se réfère, pour qu’elle ne soit pas qu’aimable fantaisie, intrigue.

Un canoë glisse au ras de l’eau sans la troubler. Un tapis près d’une table à huit pieds finit en un semis de gouttes. Là c’est un tas d’étranges pétales, oreilles de lapin ? Un plongeur suspendu comme une balancelle. Tout ça rouge pavot.
Un paysage presque indien, montagne conique, totems ou cactus – safran.
Des tuiles tombent d’un toit mangé de mousses. Des reliefs redoublent des nuages. Un lampadaire au milieu de nulle part – terre de Sienne ou terre d’ombre.

Jeu
Facile. C’est le mot qui vient, le sentiment ressenti, pour qui connaît un peu la technique, face à ces dessins, peintures. Non pas au sens où ça le serait trop, diminuant leur valeur parce que ce ne serait que ça. Facile au sens d’aisé, advenant sans effort, avec une évidence. Il ne saurait en être autrement.
Nicolas Schneider dessine énormément. Il peint beaucoup, souvent. Il ne faut à son élan nul obstacle, nulle entrave. C’est ainsi qu’il a mis au point, au fil des ans, sa méthode et son mode, souple, abondant.

Carnets (suite)
Début le 3 mai 2009
- Peut-être, à gauche, une espèce d’ange, pas très libre, mais puissant ; à droite, en plus petit, une pierre tombale près d’un tronc mort. L’impact, le rythme y sont : même si ça n’a rien donné, je crois, tout y est déjà.
- L’original du bestiau a la patte grêle. Cheval préhistorique plutôt que chimère. Pas gracieux : mieux que ça.
Commencé le 11 mai 2009, repris le 25 juillet
- D’un jet, à peu près, la courbe d’une masse molle qui s’effiloche, et qu’illumine un trou. Pas une méduse, alors quoi ? Aucune importance, étant donné le lavis gris somptueux qui fait sa robe.
- C’est brisé, les morceaux pourtant sont encore solidaires – ou bien il s’agit d’une distorsion d’architecture, un kaléidoscope, et pas seulement. C’est à la fois fragile et résistant.

D’abord le jeu consiste à dessiner dans les carnets de moleskine fins, nombreux, certains très petits, d’autres un peu moins, datés, avec pour quelques-uns la mention d’un lieu. Les règles peuvent changer. Encre, feutre, crayon de papier, aquarelle. L’eau, déjà, toujours. Elle fait onduler, gonfler, réagir le papier. Laisser sécher.
Le jeu consiste ensuite à choisir. Hasard ou chance, quelquefois cela semble aller de soi, d’autres fois pas du tout. Puis numériser, « travailler à l’ordinateur » – quelles retouches, guidées par quoi… sinon par un esprit de décision exercé, sûr. Il faut, dit l’artiste, que ça aille vite. On voit alors ce qui pourra rester.
Le jeu consiste alors à projeter les dessins agrandis, lumineux grâce au vidéo-projecteur, et, partant du tracé « au crayon aquarelle », « l’inonder ». Il pleut à verse sur ces feuilles, l’eau gagne, envahit. Des dessins naissent de cette inondation voulue. Souvent, au-delà des paysage se souvenant de la rivière originelle, des bêtes, bipèdes, corps incomplets, silhouettes bancales…

Nicolas Schneider ne cache rien du processus, depuis les carnets jusqu’aux mises en scène adoptées pour certaines séries, dans certains lieux. On peut donc en parler de ce point de vue, formellement. Il se passe entre les deux formats, médias, entre l’atelier, l’espace d’exposition, quelque chose de déterminant, de l’ordre de la transmutation.
Mais pour qui découvre, exposés, reproduits, les grands dessins/peintures, sans savoir disposer d’un mode d’emploi : faut-il absolument connaître l’origine de ce monde ? Et si le spectateur veut y voir une fiction, quitte à remplir lui-même les blancs, fiction qu’il ferait sienne, pourquoi non ?

Le jeu continue ainsi, du côté du spectateur, s’il veut – il veut bien. Il peut être question de découvrir les formes, se faire au motif, sans pour autant vouloir savoir qui, quoi. Les titres permettent de suivre un peu mieux (pas toujours). L’eau resurgit, île où se perdre ; les rivières ont chacune leur tonalité. Si « Tout va bien », ça n’est pas bien lisible…
Parfois entrent des sortes d’animaux, parfois s’inscrivent des entrelacs. Dans Le Chant des sirènes, on n’en voit aucune, le tout étant de les entendre.

La dimension ludique est capitale. Sans elle, il n’y aurait simplement ni dessins, ni surtout peintures. Dessins éventuellement, dans ces légions de carnets remplis par une espèce de pulsion, des notes, pouvoir se souvenir, juste quand ça vous prend. Mais leur transposition, éclosion (explosion ?) ne saurait avoir quoi que ce soit de laborieux. L’artiste s’amuse. Et quel plaisir de voir plus grand, voir le dessin s’affranchir, la peinture se déployer.
Varie aussi, au-delà du noir premier, la couleur. Sans doute il faut lier la qualité des monochromes à l’œil du peintre et à son affection – ses rouge-rose-orangé de fleur, ou alors jaune vif, acide, et terre, d’hiver ou de printemps.
Puis, l’artiste conçoit pour l’une ou l’autre exposition, outre les cadres, des structures, notamment ce bizarre mobilier vertical, chantourné, comme bois brûlé, qu’il nomme « balustres », et où viennent s’encastrer ses dessins.

Animal à trop grosse tête ouvre ses naseaux, on dirait qu’il pleure, papier trempé (extrait de la série Lost in Iceland, 2009). Deux cocards reliés par un sourire instable, ou bien écouteurs pour sons renversants (extrait de Psychotique River, 2008) ? Space Invaders mangés aux mites, il en reste pourtant quelque chose – tant pis pour la géométrie (id.). Une ourse aux longs cheveux ? Son empreinte, la tête coquettement penchée (id.).

Mystère
Ce paradoxe, chez tant d’artistes contemporains : leur peu de goût déclaré pour la glose autour de leur travail, et cependant, impossible de ne pas constater qu’il s’inscrit dans un réseau de références, admises ou non. Pour n’y pas revenir, on citera Bruce Nauman, Christopher Wool, Ugo Rondinone, Sylvia Bächli.
En allant juste un peu plus loin, il y aurait cette veine gothique ouverte un jour chez nous par Victor Hugo, plus récemment commune, à, disons, Edward Gorey, Tim Burton. Comme un tropisme américain, et de cinéma, qui fait qu’il n’est pas incongru de citer Mystic River d’Eastwood, après La Nuit du chasseur de Laughton – et Dead Man de Jarmusch.

Ça risquerait pourtant d’aller trop avant, en particulier au-delà du mouvement qui fait naître les dessins, peintures, et demeure essentiel. Mouvement spontané, instinctif, certainement pas intellectualisé sur le moment, mais ensuite pensé, pesé – quand les dessins, sortis des carnets, grandissent, certains devenant peintures, et prenant, avec leur couleur, leur dimension, identité. Leur sens, pas forcément : il n’est guère explicite, sciemment. Rien de narratif. Le mot d’ordre, secret, serait plutôt : ambivalent.

Carnets (fin)
Début le 23 juillet – fini le 25
- Rectangles-losanges blancs sur fond noir, non, feuilles tombant, papier à lettres de deuil, elles planent la nuit doucement, viennent se poser au sol, devraient y faire une pile, en attendant…
- Un visage encadré (les yeux, pas de nez ni de bouche) aux contours successifs, on dira… dubitatif. Et comme le cheval avait l’étoile au front : lui, c’est une tête de mort, deux trous blancs, le sommet crénelé. Bouh.
Début 8 juillet – fin 22 juillet 2009
- Bon, c’est possiblement tout autre chose : au milieu des fleurs, retour du jardin enchanté, parmi les tiges fines, corolles dépliées… une variation sur un thème de Courbet. Comment ça, pas du tout ?

L’artiste a deux petits garçons. Il envoie leurs visages épanouis parmi les photos de son atelier, la table de travail, lui-même en train de dessiner, les feuilles à plat, ou encadrées, suspendues, au mur, au sol, partout, « pour l’ambiance ». En ces lieux, rien à craindre, pourtant ça fait beau temps qu’on sait qu’il faut, dans les histoires à raconter, des monstres affreux, des qui se cachent sous le lit, qui vous rattraperaient si vous ne couriez pas assez vite, si les parents n’arrivaient pas juste à temps pour allumer la lumière. « Viens, viens, mon petit lapin ! Il y a de la bûche. » Qui croira qu’il n’y a pas d’ogre caché ?
Sauf que ces dessins, peintures, ne sont pas « pour enfants ». C’est juste assez troublant, passionnant, de voir combien l’imaginaire du père puise à ses propres souvenirs, à des choses vues ici et là, mais aussi, on est en droit de le supposer, à l’imaginaire de ceux qui viennent après lui, tout proches. Sans mièvrerie.
La couleur, pas si tendre, acidulée, une fois qu’il est lancé, sert à tout : lapin freak, jambes fléchies, armes à bulles. C’est aussi là qu’intervient le format agrandi des peintures, imposant l’image non seulement à une échelle supérieure, mais sur un autre plan.

Cela permet à Nicolas Schneider de laisser résonner dans l’air des rires un peu grinçants, étouffés, rires jaunes. Pas de quoi mourir de frayeur. Mais avoir un frisson, éprouver un léger malaise, se demander, au juste, ce qu’on voit ?
L’atmosphère surprendrait moins en Amérique, en Angleterre, même, en Allemagne, Europe centrale. Un côté grand-guignol, caustique ou cruel, inconfortable au spectateur, assumé tout à fait par l’auteur. On n’est pas dans la séduction, mais dans un charme mêlé : d’un coup tout s’assombrit, puis le nuage passe, sans qu’on puisse oublier, froid soudain. Sur un bord de l’eau quelque part en Alsace, un artiste griffonne, rentré chez lui, il laisse reposer, puis décide quoi peindre ; alors seulement on découvre ce qui s’est passé. Qui va rester, dont l’image nous hante.

Devant certains masques (plutôt que têtes, ou visages), pas de quoi rire. Pleurer non plus. J’aime l’éléphant qui penche, laisse penser qu’il s’est libéré, détruisant sa cage en partie. La bête menue pattes serrées, cornes en lyre, pourvue de trois paires d’yeux. Mieux que le crocodile au museau court, un peu bossu. Comment attirer la confiance ?
Par beau temps, tout paraît fluide. Plus menaçant du tout ? Ça ricane pourtant, ça se faufile, la mort tient à si peu de choses, on la voit se multiplier (onze petites cuillers n’en sont pas vraiment). C’est pour rire, mais rien n’est pour autant serein, à tout instant il y a, sinon Risque de précipitation, du moins d’irruption d’éléments incontrôlables, invités à ce titre à participer.   
Alors, bestiaire aux membres déformés, oiseaux capables de chanter, non de tenir debout, de voler, moins encore. Arlequinade, dépouilles, un peu comme un train fantôme en plein jour. Freakening, voire scary : à faire peur ? Pourtant, l’artiste n’apparaît pas torturé pour un sou, ni mélancolique, du tout. N’empêche : lorsqu’il compose un bouquet, ses fleurs sont coupées, noires.

Ailleurs c’est un sapin qui pousse droit sur ce qu’on n’identifie pas instantanément comme une jambe tendue au sol – un cadavre ? Couleur colchique. Puis des revolvers bricolés en carton, et bang ! dans la cuisine. Mickey de profil baisse le nez, quelle bêtise n’a-t-il pas faite ? Un clown blanc se gratte l’oreille comme un chat passerait sa patte par-dessus la sienne, le maquillage empêche de voir s’il est triste ou gai.
Une maison oscille dans le vide, mauve. Un escalier rose n’en finit pas. Un autre sapin s’élève au-dessus d’un crâne rieur. Ça doit être un anniversaire, ou mercredi, il y a bagarre entre les lutins, un singe costumé, ça claque – et finit pas un corps suspendu (le poulet du dîner ?). Cette nuit défileront les paysages vus sur la rive, souvenirs de ballade pâlis, comme solarisés, en plein hiver. Bourrasque parmi les pins. Du vent.

Cette énigme, pour finir : l’artiste dessine et peint, l’eau est son élément. Ses créatures, bêtes et personnages, entre-deux, l’atmosphère de micro scènes à décider, rencontres minute, sensations durables… tout cela bel et bon, tel qu’il le trace et laisse le liquide l’investir, y circuler, dans un geste devenu familier, qui répond tant à son souhait qu’à son désir d’imprévu.
Rivière, nature, jeu. Mais ni bleu, ni vert.
D’où vient la couleur ?
Anne Bertrand

 


nicolas schneider




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